Projet d'affiche pour le spectacle "Nous sommes Médée" au théo théâtre, tiré de la pièce "Médée" de Jean Anouilh.
dimanche 1 mars 2015
vendredi 20 juin 2014
La voix du mensonge
LA
VOIX DU MENSONGE
Je
l'ai vu j'en suis sur, il est venu il est au fond de la salle. D'ici
je ne peux presque rien distinguer mais j'en suis sur.
Qu'est
ce que je vais faire bon sang, qu'est ce que je vais faire?
J'écoute
le grondement de la foule qui enfle et qui s'échauffe dans le ventre
de la salle. Le plus gros concert de la saison bien sur, celui pour
lequel mon visage a été placardé sur tous les recoins visuels
disponibles de la ville et dont les annonces répétées ont occupé
de leur côté le moindre espace sonore. Je maudis poing levé ces
publicités qui polluent notre mental et enchaînent notre libre
arbitre. Stéphane mon manager me dit que je parle comme un
altermondialiste et que, il me l'avait bien dit, c'est une bonne com'
à exploiter aujourd'hui, on devrait en reparler lundi au studio. Je
lui réponds que jamais je ne porterais de dreadlocks, c'est sale, et
les gens sales cachent toujours des choses, aujourd'hui on préfère
le design, c'est plus net, on sait à quoi s'attendre.
Stéphane
me regarde, et s'allume une clope en marmonnant « Ouais t'as
raison c'est plus net ». Il appuie ce dernier mot « naite »
en traînant le « te » dans un rond de fumée. Bien sur,
dans l'histoire on sait qui va au charbon. Sale histoire.
Les
autres bestiaux brâment en choeur une exaltation hystérique
fébrile, suant leurs bières et leur connerie à travers tous les
pores de leur peau grasse de classe populaire. Je dis à Stéphane
qu'ils devraient chanter à ma place. Il ne relève pas la
plaisanterie et m'encourage vivement à m'échauffer la voix. Cette
fois, c'est moi qui ne ris plus.
C'est
curieux comme je réagis . Jusqu'à présent, mentir ne me
posait aucun problème et répondait même à une certaine hygiène
de vie de ma part. Erigé en valeur, il me paraissait tout à fait
naturel, voire sain d'accepter le cadeau du ciel qui m'était offert.
Après tout, Dieu m'avait donné cette faculté extraordinaire et
magique du charisme, quel respect pour cet être suprême de mépriser
son don divin? Au même titre que la nourriture on pense aux petits
enfants d'Afrique au ventre gonflé d'air, on pense aux loosers ,
aux fonctionnaires, ou pire, aux chauffeurs de métro... On ne gâche
pas une opportunité quelle qu'elle soit. Merde ! On est
libres ! Libres d'accepter la vie ! Quand même ! Je
me marre à l'idée qu'avec ce discours puant je pourrais tout à
fait galvaniser les autres là bas. Mangez-en tous, c'est cadeau. On
peut vraiment tout faire avec du charisme, c'est Stéphane qui me le
répète souvent, et j'aime écouter ses affirmations qu'il fait
résonner comme de grandes vérités générales. Suivre sa religion
et ses doctrines, je m'y suis acquitté fidèlement comme un prêtre.
Et je sens maintenant que ma soutane au blanc immaculé va se tâcher,
les pierreries de mon calice et son or s'effriter, et le vin que je
leur ferai boire ne sera plus que du vulgaire jus de raisin. Mon
charisme n'y fera rien, leur foi non plus. On ne peut tromper une foi
aveugle avec le goût amer du mensonge.
Et
tout ça à cause d'un seul homme ! Je ris tout haut, Stéphane
et les autres me regardent , je fais un geste de la main et ils
retournent à leur fumée. Moi à mes hauteurs.
A
l'appel du glas, je prend un à un les instruments de mon prêche ou
de mon supplice en l'occurrence. La guitare électrique rouge sang
dont mon nom a été gravé dans la chair vient se placer telle une
parure juste en dessous de mon cœur. Comme si elle pouvait me
protéger. Je monte les marches de la scène une à une en passant
mes doigts sur ses aspérités, chaque lettre gravée sur
l'instrument me rappelant la marque indélébile de mon mensonge
jusque sur mon nom.
Je
suis poussé brutalement hors de mes pensées par la grosse main
autoritaire de Stéphane venu vérifier la bonne avancée de son
investissement. Moi. Stéphane a toujours su tout investir, il y a
des gens comme ça, ce sont des conquérants. Moi je fais partie des
réceptacles. C'est comme ça l'ordre du monde :
conquérants-réceptacles-proies. Il y a des gens qui ont des désirs,
d'autres qui savent incarner ces désirs, et enfin ceux qui ne
peuvent appartenir à aucune de ces deux catégories et sur le dos
desquels les désirs s'écrasent et s'immiscent. Il y a le prêtre,
le calice, et le vin.
Ce
soir circonstance exceptionnelle, les trois catégories sont réunies,
et je sais qu'à cause de lui là-bas au fond de la salle derrière
sa table de mixage, à cause de cet homme seul et de la pression de
son index sur un bouton, je passerai en une fraction de seconde du
statut de réceptacle à celui de proie. Leur proie. La proie de ceux
qui en face de moi criaient leur foi de toute leur âme et se
rendront compte du mensonge qui les faisait cocu. La proie de ceux
qui deviendront enfin conquérants et vengeront sans intermédiaire
toutes leurs personnes bafouées par moi, mais aussi par les milliers
de Stéphane responsables de leur soumission à travers les siècles.
Voilà
vers quoi je m'avance, inévitablement, à la manière d'un
personnage de tragédie.
Signe
de la marche implacable et sans pitié du destin, Stéphane me fait
un dernier clin d'oeil levant le pouce en signe d'encouragement
ultime. J'apparais alors aux yeux de tous, dans mon allure de
mensonge, habillé de mensonge, avec mes instruments de mensonge, et
mon identité de mensonge. Les trois pas que je fais pour arriver
jusqu'au micro signent le commencement de l'acte final. La musique
démarre, je m'apprête à chanter, et alors sort ce son ridicule,
aux yeux et aux oreilles de ceux qui représentent la majorité du
monde, alors sort enfin, crue et nue, la voix du mensonge.
Je me
réveille brusquement.
« Stéphane,
ce soir, on vérifie le play-back ! »
jeudi 19 juin 2014
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